Extrait du livre Le français, quelle histoire! (Chapitre 20)

Au Canada, on jure encore religieusement, et la fonction première est l’imprécation. En fait, un bon blasphémateur canadien ne jure pas, il sacre. Dans ces imprécations parfois torrentielles, tout le vaisselier d’église y passe : non seulement le calice, mais le ciboire, le cierge et même parfois l’ostensoir. L’usage du mobilier, plus succinct, se limite au tabernacle, qui se prononce tabarnaque sous sa forme imprécatoire. Le reste du mobilier, comme les « bancs d’église » ou les « balustres », en est épargné. Il y a des discriminations étonnantes au chapitre du menu : ainsi dira-t-on hostie (commun) ou saint chrême (plus spécialisé), mais jamais vin de messe. Pareil pour les rites : on dira baptême, mais on n’entend jamais un Canadien « sacrer » en disant communion ou confession. Il y a une limite – ou, comme on dit au Canada, il y a un « boutte à toutte ».

Par contre, les renforts sont nombreux côté personnages, dont bien sûr le Christ (aussi appelé Jésus Cri), la vierge, le simoniaque et bien sûr le maudit. Le nom de Marie n’est prononcé qu’en association avec son fils sous forme de Jésus-Marie-Joseph – le fameux « sainte Marie mère de…» de Brassens demeure une curiosité. Au XIXe siècle, les blasphémateurs canadiens n’ont pas encore converti leurs jurons en verbes ou en adverbes. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que Christ donnera crisser (au sens de jeter ou de lancer), que calice donnera câlicer (même sens) et que maudit produira mauditement (au sens de vachement).

Au XIXe siècle, où l’on est très religieux et fort peu désinvolte avec le péché, on édulcorait souvent les blasphèmes en jurons pour se ménager un peu de temps de purgatoire. On dit donc câline au lieu de calice, tabarouette pour tabernacle, calvarge pour « calice de vierge » et batêche pour baptême. Il arrivait aussi qu’un curé canadien, se heurtant le petit orteil sur la patte de son lit, donne l’exemple avec un moutarde ! ou mautadit ! (ersatz de maudit) bien senti.