Par Jean-Benoît Nadeau
Je suis toujours étonné par l’intensité des commentaires sur le langage.
Il suffit de dire «anglicisme», «dictée», «bon usage» et tout le monde dresse l’oreille. En anglais, c’est pareil: on s’y préoccupe du Globish. Les hispanophones, eux, débattent intensément du Spanglish.
Bref, la langue fascine. Et plus il y a de mots, plus on en débat.
Julie et moi avions envisagé d’intituler cette chronique hebdomadaire «L’anthropologue des langues», mais nous avons cru qu’Un million de mots serait plus parlant!
Il y sera question de linguistique, bien sûr, mais surtout de toutes les idées vraies ou fausses que nous avons sur les langues.
DES ORANGES ET DES BANANES
Je ne suis d’ailleurs pas gêné de me citer en exemple.
J’ai longtemps cru que le français comptait moins de mots que l’anglais.
Nous sommes nombreux dans ce club: une fois l’an, on lit un article dans le New York Times, The Independent ou Le Globe and Mail qui affirme que l’anglais compte un million de mots, soit dix fois plus que le français.
Or, à force de faire des recherches, j’ai découvert que la comparaison était fausse.
Elle se base sur le Oxford English Dictionary, qui se veut un inventaire de l’anglais. Le chiffre pour le français se fonde sur le Grand Robert, 100 000 mots, dont la fonction est normative. Alors forcément, le français a l’air d’avoir moins de mots.
La linguiste Henriette Walter, à qui j’en ai parlé, a réfuté cette opinion.
Si on ajoute le demi-million de termes techniques de la langue française aux quelques centaines de milliers de nouveaux mots créés depuis les années 1960 qui ne paraissent pas dans la dictionnaire, on en arrive à un total estimé de 1,2 million de mots différents. Et cela n’inclut pas le vocabulaire sorti de l’usage avant 19e siècle!
Bref, quand on compare les oranges avec les oranges, le français compte autant de mots que l’anglais.
PETITES LANGUES, GRANDES LANGUES
Il n’y a pas de petite langue : chacune – peu importe combien la parlent – ouvre sur un univers qui est le sien. Mais plus elles ont des locuteurs qui la triturent, la malaxent et la remuent, plus elles ont de mots.
Saviez-vous que sur les 6000 langues parlées sur la planète, à peine 200 ont un dictionnaire complet et actuel, une grammaire écrite et définie, et une syntaxe sur laquelle tous ses locuteurs s’entendent?
Sur ces 200, à peine 15 sont pratiquées par plus de 75 millions de personnes et tout juste 25 ont statut de langue officielle dans plus d’un pays.
Bref, les absolus sont rares en matière de langue : prenons le français, parlé par 225 millions de personnes, ce qui le placerait au 7e rang environ parmi les langues internationales. Cinq fois plus de gens parlent le mandarin, mais cette langue n’a statut de langue officielle que dans trois pays, contre 36 pour le français!
LE DYNAMISME DES LANGUES
Toutes les grandes langues ont sans doute plus ou moins un million de mots! Un million de mots s’intéressera à toutes, avec un intérêt particulier pour le français, l’anglais, l’espagnol et l’arabe.
Cet intérêt s’explique simplement. Leur distribution est non seulement très large, mais elles évoluent sans cesse. Par millions, leurs locuteurs les pratiquent pour faire la cuisine, construire un avion, rédiger un traité, ajuster un microscope, penser de nouvelles idées ou refaire le sort du monde avec les copains entre une bière ou douze.
Bien des gens sont ainsi surpris d’apprendre que les francophones créent, chaque année, 20 000 et 30 000 mots nouveaux, si on considère toutes les variantes régionales, tous les domaines de recherche et tous les jargons.
Cette création débridée est l’indice le plus certain de la vie des langues.
À la semaine prochaine!