À France 2, en décembre 2005, avec Gotlib et Julie Barlow. / Photo: Catherine Hermann

À France 2, en décembre 2005, avec Gotlib et Julie Barlow. / Photo: Catherine Hermann

Le texte ci-dessous avait été ma dernière chronique chez MSN.ca en 2014, que je reprends ici en guide de témoignage au lendemain de la mort du Maître.

LE GÉNIE GOTLIB

Parmi les héros de mon enfance, il est un homme humble qui, telle une étoile guidant nos pas dans les ténèbres glacées, illumina les obscurs recoins de mon esprit pubère. Dans le cinéma de mes souvenirs d’homme mûr, il se dresse désormais comme le flambeau qui m’aura libéré du carcan d’une existence convenue pour la tourner vers l’Olympe de l’humour.

Ce Maître, c’est Marcel Gotlib.

Aussi, dès que la nouvelle s’est répandue qu’un musée parisien s’apprêtait à faire une rétrospective complète l’Œuvre du Maître, je me suis précipité au Louvre!… Pour découvrir que ce n’était pas le bon musée.

Malgré ce faux départ et ayant été avisé par le portier que l’exposition serait plutôt au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, je me suis alors précipité au MAHJ!… Pour tomber sur des portes closes, car l’exposition ne débutait que trois jours plus tard.

Ayant finalement pu, malgré l’adversité, visiter l’exposition Les mondes de Gotlib, je puis témoigner, en toute objectivité journalistique et sans préjugé d’aucune sorte, que Marcel Gotlib est un des derniers Génies vivants.

THE RUBRIC OF THE BRAQUE

Gotlib est surtout connu pour la Rubrique-à-Brac, une série de cinq albums publiés entre 1970 et 1974 et qui furent une petite révolution en leur temps. En fait, cela n’a pas pris une ride et il en vend encore 20 000 par an.

Contrairement à des bédéistes de génie comme Hergé ou Goscinny, Gotlib n’est pas connu pour ses personnages. Il se démarque par son univers cacophonique peuplé de personnages hétéroclites allant de Superdupont à Isaac Newton en passant par le commissaire Bougret, le professeur Burp, une coccinelle extravagante et autre fous qui repeignent leur plafond.

Roi du running gag et prince de l’autocongratulation, il a créé des planches euphoriques citant pêle-mêle le cinéma, les Beattles, les contes de Perreault et le journal télévisé. Sans compter les innombrables références autobiographiques – car il a été également le premier bédéiste à se mettre en scène de façon systématique. Un feu d’artifice.

LE MAÎTRE ET MOI

J’ai toujours beaucoup aimé Goscinny et Greg, mais Marcel Gotlib est dans une catégorie à part, qui ne se compare à personne si ce n’est le groupe d’humoristes britanniques Monty Python, dont il est très proche, même s’ils ne se connaissaient pas au moment de leur apogée.

Je me rappelle très bien ma découverte de Gotlib, à la Bibliothèque municipale de Sherbrooke. À 9 ou 10 ans, j’avais à peine l’âge de comprendre ce qu’il dessinait, mais ce que j’ai lu a tout de suite pris une résonnance que je ne trouvais dans rien d’autre. C’était de notre temps, totalement actuel et totalement sauté en même temps. Rien à voir avec les autres univers des bédéistes qui faisaient évoluer leurs personnages dans un cadre précis, comme la Gaule, le Far West, l’Arabie, ou la France post-nucléaire.

Avec Gotlib, il n’y avait pas de cadre. Comme il était lettreur de métier, il s’est aussi distingué en faisant parler ses caractères en plus de démolir complètement le cadre de la bédé. Son documentaire sur la girafe est, à ce titre, un morceau d’anthologie.

J’ai rencontré Gotlib une fois et Julie-ma-Julie n’en est pas revenue. Il faut dire que je ne suis pas groupie pour un sou. À franchement parler, je n’admire personne. Il y a de nombreux artistes que j’aime, mais je ne suis pas un fan par tempérament.

Je devrais dire : « Je ne croyais pas être fan ». Jusqu’à ce que je tombe sur Gotlib sur un plateau de télé en 2005 (nous étions interviewés en même temps). J’étais tellement baba que j’avais du mal à m’exprimer. J’en bavais presque et j’ai même demandé qu’on prenne notre photo, que j’ai conservée.

Physiquement, Gotlib est petit et dégage assez peu, sauf le regard. En fait, il passerait pour un obscur retraité si ce n’était de ses chemises fantaisistes et de son visage devenu familier à force de se dessiner lui-même.

Ce qui ressort de sa conversation, c’est qu’il n’est clairement pas impressionné par ce qu’il a fait. « Je n’ai fait que dessiner », m’a-t-il répété plusieurs fois. Il semble plus fier, en fait, de ses expériences cinématographiques ou télévisuelles (pas très réussies) ou de sa période pipi-caca-pénis-vagin (très équivoque). Ce qui montre d’ailleurs qu’en véritable artiste, il a constamment cherché à pousser les limites, jusqu’à dire un merde très franc au bon goût et sans se renier. En homme d’affaires avisé, il est conscient de l’intérêt qu’il suscite, mais sans trop le comprendre. Mais sans en être agacé non plus. Ce qui le rend plutôt sympathique.

GOTLIB AU MUSÉE

L’exposition qui lui est consacrée est très bien faite. Si vous visitez Paris d’ici au 27 juillet, c’est à ne pas manquer, car tout est là. Depuis la naissance de Marcel Mordekhaï Gotlieb jusqu’à son dernier éditorial de Fluide Glacial, en passant par son enfance marquée par les persécutions anti-juives et son apprentissage du métier.

On en apprend beaucoup sur sa rencontre avec un autre génie, le scénariste René Goscinny, alors rédacteur en chef de la revue Pilote et dont le personnage, Astérix, était déjà un succès mondial en 1965. Bien installé au firmament, Goscinny embauche le jeune dessinateur pour illustrer une nouvelle série documentaire de son cru, les Dingodossiers.

Ces deux hommes eurent un rapport très particulier, car Goscinny était très clairement une figure paternelle. En fait, la propension de Gotlib à s’autoglorifier parodie sa propre admiration pour Goscinny.

L’exposition est très bien faite. Tout y passe, y compris les lettres difficiles que s’échangèrent les deux hommes au moment de leur séparation, alors que Gotlib était empli de sentiments contradictoires qu’il aurait sans doute mieux fait de dessiner et mettre en bande que d’expliquer.

J’y suis allé sans les enfants, car je redoutais que l’exposition s’appesantisse trop sur les années subséquentes. Car lorsqu’il a fondé L’Écho des savanes puis Fluide Glacial, Gotlib est allé très très loin dans le registre pipi-caca-pénis-vagin. Mais finalement, contrairement à ce que je redoutais, cette partie est assez finement menée. Il y en a, remarquez, mais Gotlib sans cul c’est comme l’andouille sans son petit goût de caca. (Métaphore ingénieuse que je dédie au Maître.)

Gotlib aura 80 ans et il sort assez peu de sa maison du Vésinet, en banlieue parisienne. Emphysémateux, il est branché en permanence à une machine à oxygène. Il serait plus que temps que le président de la République célèbre le génie gotlibien par un défilé. Car il se trouve que le prochain Quatorze Juillet sera le jour de son 80e anniversaire. Ce qui serait la dernière occasion pour Gotlib de lui dire merde.

 

Et c’est sur cette note « glacée et sophistiquée » que je baisse le rideau sur cette chronique, qui prend fin au 225e numéro. Comme le chantait si bien Serge Laprade, qui n’était pas le Gotlib de la chanson, « C’est le temps des vacances! »

(26 juin 2014)