Je vous avais dit que je vous expliquerais ce que j’étais allé faire en Espagne l’automne dernier. Figurez-vous que c’est la même raison qui m’avait amené à aller vivre en Arizona six mois.
Le point commun : la langue espagnole, sujet de mon prochain livre.
LA REAL ACADEMIA ESPAÑOLA
Je me suis donc arrangé pour me faire inviter par les gens de la Real Academia Española, qui n’est pas l’Académie de Réal l’Épagneul, comme son nom semble l’indiquer, mais l’Académie royale espagnole.
Figurez-vous que le roi d’Espagne qui l’a fondée en 1713, Philippe V, était en fait un Bourbon – donc français – ce qui changeait beaucoup les Espagnols de la précédente dynastie… autrichienne. Phil s’est donc inspiré de l’Académie française, fondée 78 ans plus tôt. Il n’était d’ailleurs pas le seul puisque tous les pays européens se sont dotés d’un organe similaire, appelé académie, commission, institut, office ou comité – la seule exception étant les British.
Les gars de la RAE (c’est son surnom) n’ont pas chômé puisqu’en moins de 13 ans, ils avaient accouché du premier tome du premier dico. Et le sixième tome est sorti 13 ans plus tard. Depuis ce temps, ils auront sorti 23 éditions du dico en trois siècles. (Au travers de tout ça, ils ont réussi à faire neuf éditions de leur grammaire).
Et ce n’est pas un petit dico, qu’ils font : la 22e édition du dico avait 88 000 mots. L’Académie française travaille tout juste avec 40 000.
LE MODÈLE FRANÇAIS
L’Académie royale espagnole s’est donc montrée compétente dès le départ, alors que l’Académie française s’est distinguée par son amateurisme sincère.
Pour vous donner un exemple : les gars de l’Académie française ont mis 59 ans à pondre la première édition du dictionnaire, et un mauvais dico par-dessus le marché.
Sa seule phase d’hyperactivité eut lieu au 18e siècle, alors qu’ils se sont fendus de quatre éditions. Épuisée, l’Académie française n’a même pas été capable d’en produire 4 autres pendant les deux siècles suivants. Par exemple, la 9e édition du dico de l’Académie française, débutée en 1935, est prévue pour 2017… si tout va bien!
Pour ce qui est de la grammaire, c’est encore plus minable : trois siècles, ils ont mis, pour sortir une première grammaire en 1935. Ils ne ressaieront plus.
Donc, contrairement à ce que l’on croit souvent, le français s’est défini en dehors de toute institution publique. Contrairement à l’espagnol, où la RAE continue de jouer un rôle central.
22, V’LÀ LES ACADÉMIES!
Les hispanophones aiment tellement l’académisme qu’ils ont créé une académie pour chaque pays hispanophone : 22 au total.
Les petits malins parmi vous vont s’opposer : « c’est pas possible, y a juste 20 pays officiellement de langue espagnole. »
C’est vrai : c’est parce qu’il y a une Académie de la langue espagnole aux Philippines et une autre à… New York! Celles-ci n’ont pas un statut officiel, comme les autres, mais elles font le même travail.
Chacune de ces académies établit une norme nationale – les gars de New York sont occupés avec le spanglish. En tout, depuis 1975, elles ont produit 152 dictionnaires.
Et toutes ces académies travaillent de concert pour établir une norme panhispanique – qui correspond au Diccionario de la lengua española de la RAE, dont le contenu est approuvé par chacune.
Comme l’anglais, l’espagnol a des normes nationales assez diverses. Mais contrairement à l’anglais, il existe une norme réelle de l’espagnol international sur laquelle les représentants de tous les pays s’entendent.
Ils sont quand même forts.
Alors, vous comprenez que j’avais bien des choses à discuter avec le secrétaire de la RAE, le secrétaire général de l’Association des académies de la langue espagnole, le directeur de l’Académie chilienne de la langue et le chef de la banque de données lexicales, qui et un peu le cerveau de l’affaire.
UNIFIÉE
Tout ce travail de fourmi explique plusieurs choses.
D’abord, la langue espagnole est remarquablement unifiée au niveau de sa prononciation. Il existe des variantes nationales pour certains sons, comme les z et les c, que les Castillans du nord de l’Espagne s’obstinent à prononcer sur le bout de la langue. Mais assez peu finalement, si bien que personne n’est perdu.
Rien à voir avec cette auberge espagnole que l’on appelle l’anglais, dont la phonétique est impossible et dont l’orthographe est au moins aussi pire que le français.
Depuis 1741, la RAE publie régulièrement un ouvrage intitulé Ortografía qui spécifie les règles d’usages des lettres et le système de prononciation. D’ailleurs, la première édition s’intitulait Orthographía, mais ils ont appliqué ce qu’ils prêchaient et ils ont simplifié l’orthographe.
Cette forte culture du purisme dans la prononciation explique d’ailleurs qu’ils hispanicisent très vite les termes étrangers. Football et le baseball, ça donne fútbol et béisbol. Bureau et bricolage, ça donne buró et bricolaje. Quant à watcher, ils y sont allés pour un très curieux guachear.
Sur le plan de la grammaire, c’est la même chose : il existe des variantes nationales. Les Argentins disent vos au lieu de tu, et les Mexicains utilisent andar (marcher) comme auxiliaire du présent continu. Mais il s’agit de variations mineures : la grammaire change très peu.
Pour ce qui est du vocabulaire, ça bouge beaucoup plus.
LES AMÉRICANISMES
Coup de bol pas possible : j’étais à Madrid la semaine où ils sortaient le Dictionnaire des américanismes, qui répertorie plus de 70 000 de mots distincts et 140 000 définitions différentes, en se basant sur les 152 dicos publiés depuis 1975. Un travail de moine.
Cas célèbre : le verbe courant pour prendre en Espagne se dit coger. Or, en Amérique, ça veut dire baiser. D’où quiproquo quand un Espagnol veut prendre le taxi à Mexico.
Bref, les hispanophones sont puristes sur les questions de prononciation et de grammaire, mais beaucoup moins sur le vocabulaire. Ce qui fait que les locuteurs des divers pays se comprennent par le contexte et ne passent pas leur temps à se dire hein?
LE SENS
Je vous ai raconté tout ça en touffe, mais le sens?
Sur ce point précis, je dois admettre que je cherche encore, et que je devrais chercher encore une bonne année.
Mais il est clair que le cas de l’espagnol démontre qu’on peut avoir des normes nationales fortes et une norme internationale forte. Il est clair aussi que les hispanophones voient depuis 140 ans leur langue comme un grand projet collectif international.
Un exemple à méditer pour les francophones, mais aussi les anglophones.