Extrait du livre Le français, quelle histoire! (Chapitre 3)

 

C’est en anglais que nous avons fait connaissance à l’université McGill à Montréal où nous étions tous deux étudiants. Le premier jour de classe, Julie a trouvé Jean-Benoît fort étrange. Non pas tant parce que, arrivé en retard, il avait pénétré dans l’amphithéâtre par la porte de la scène (il était aussi fringué comme s’il avait dormi dans ses vêtements et était peigné à l’avenant), mais parce qu’il s’est mis à parler anglais. En fait, ce n’était pas exactement de l’anglais. Ou plutôt si, mais un anglais bizarrement déphasé. Le problème n’était pas tellement l’accent français – tout à fait prévisible – mais le choix des mots, qui paraissaient affectés.

Jean-Benoît s’exprimait dans un anglais beaucoup plus soutenu que celui des anglophones qui l’entouraient, surtout dans les conversations usuelles. Ses camarades étudiants comprenaient lorsqu’il disait ne plus pouvoir tolerate tel professeur ou qu’il avait abandoned son intention de se rendre en Afrique, mais, hors du campus, cet anglais fort peu usuel – et franchement snob – suscitait des regards étonnés. Julie lui servait souvent d’interprète, traduisant ses propos en anglais familier : Jean-Benoît ne pouvait pas put up with (tolérer) tel professeur et il avait given up (laissé tomber) ses plans de voyage.

En fait, un des pièges de l’anglais est qu’il est truffé de milliers de doublets – des quasi-synonymes qui traduisent la même idée sans avoir les mêmes connotations. Dans presque tous les cas, la paire est composée d’un mot anglais et d’un gallicisme (un emprunt au français). En général, les mots anglais d’origine française ne s’utilisent que dans le discours officiel, érudit, diplomatique : dans certains contextes, il est tout à fait correct de dire « commence » ou « inaugurate » au lieu de « begin » ou « start ».

Voilà pourquoi tous les francophones qui se débrouillent en anglais font naturellement snob – du moins au premier abord. Et c’est tout à fait normal, puisque ces deux langues évoluent en symbiose depuis 950 ans.

Tout cela est bien évidemment la faute de Guillaume le Conquérant, ce duc normand qui prit le contrôle de la Couronne d’Angleterre en 1066. En fait, l’impact du français sur l’anglais vient en partie du fait que l’Angleterre fut la plus ancienne et la plus durable colonie de la France.