Le webzine New Geography publiait la semaine passée un article de Gary Girod intitulé The Decline and Fall of the French language? (Déclin et chute de la langue française?) Cet article est à ce point tendancieux et farci de faussetés que j’ai décidé d’y répondre point par point, en invitant M. Girod à lire mon livre sur la langue dans sa version anglaise si cela peut l’aider.

1. Les anglophones ont bien raison d’être fiers des succès internationaux du français, mais les langues ne sont pas un jeu à somme nulle. En fait, depuis deux siècles, aucune langue internationale n’a vu son nombre de locuteurs diminuer. Ce n’est pas parce que l’anglais va bien que les autres langues internationales reculent. Le succès de l’anglais ne signifie pas que les locuteurs du français ont désappris leur langue.

2. Plus de gens parlent le français de nos jours que jamais dans son histoire. Une estimation modérée de l’Observatoire de la langue française les chiffre à 220 millions de locuteurs. Ce chiffre a triplé depuis 1945. Avec l’anglais, le français est la langue internationale la plus mondialisée puisqu’il est dominé par des locuteurs polyglottes ayant appris cette langue à l’école plutôt qu’à la maison. Les deux tiers des francophones n’ont pas le français pour langue maternelle, mais l’apprennent parce que leur est utile, nécessaire ou plaisante. Il n’y a tout simplement pas de déclin, et encore moins de cataclysme.

3. Le nombre de personnes qui apprennent le français est tout aussi impressionnant. Si on exclut du total ceux des pays où le français est langue maternelle, environ 110 millions de personnes apprennent le français chaque année, donnant du travail au quart de tous les professeurs de langue de la planète. Comme je fais de la recherche sur la langue espagnole pour un prochain livre, je puis vous assurer que l’enseignement de l’espagnol fait pâle figure en comparaison. En fait, mis à part l’anglais, aucune autre langue n’est enseignée à autant de gens dans autant de pays.

4. M. Girod croit que l’étalement géographique des francophones est la source des problèmes qu’il imagine. Or, depuis 50 ans, ce qui ressort, c’est au contraire l’intensification des liens associatifs, académiques et informationnels. Quelques exemples: ce sont des agronomes vietnamiens qui aident les Sénégalais à maîtriser la culture du riz. Ce sont des juristes du Nouveau-Brunswick (maîtrisant la Common Law en français) qui ont aidé à rédiger la constitution de Maurice. Et les vétérinaires algériens suivent de près les travaux de leurs collègues québécois en matière d’insémination artificielle.

La locomotive de ce réseautage international est l’Agence universitaire de la francophonie, qui réseaute quelque 750 institutions dans 80 pays – dont les plus représentés sont la France, le Canada, l’Algérie et le Vietnam. Des centaines d’autres associations et organismes font de même dans leur sphère d’activité. Le résultat en est que depuis 50 ans, les liens entre francophones se font en dehors des anciens centres coloniaux qu’étaient Paris et Bruxelles, ce qui explique largement que cette réalité est fort peu rapportée – notamment dans la presse parisienne.

5. Nous ignorons d’où M. Girod tire l’idée que le français recule en Afrique puisque c’est exactement l’inverse qui se produit. Même que Kinshasa est en train de supplanter Paris comme plus grande ville du monde francophone. Il est vrai que, dans les pays francophones, plus de gens apprennent l’anglais (et le mandarin), mais ils le font après avoir d’abord appris le français, qu’ils ne désapprennent pas pour autant. Le français leur est d’autant plus nécessaire qu’ils en ont besoin pour obtenir leur permis de conduire ou leur diplôme universitaire.

Le français est si important comme langue africaine que le Nigeria a rendu son enseignement obligatoire comme langue seconde. En Algérie, après des décennies d’arabisation ratée, le gouvernement réintroduit le français dans les programmes d’enseignement. Quant au « Zaïre » dont parle M. Girod, il serait bon qu’il se rappelle qu’il a changé de nom depuis 1997. Quant au Rwanda, il est vrai que son président a déclaré que l’anglais serait langue officielle en remplacement du français, mais il est loin d’être acquis que cette politique donnera les résultats escomptés : des politiques similaires au Madagascar et en Algérie n’ont rien donné.

6. Dans l’Extrême-Orient, deux fois plus d’élèves apprennent le français au Vietnam, au Cambodge et au Laos quedurant la période coloniale. Le français fait des progrès similaires en Thaïlande. Certains étudiants ont protesté? C’est ce que font les étudiants parmi leurs activités extracurriculaires!

7. Au Levant, les Libanais n’ont pas rejeté le français et les universités, lycées et collèges de langue française fonctionnent bien. Il est vrai que plus de Libanais apprennent l’anglais, mais sans désapprendre le français.

8. Aux États-Unis, c’est l’enseignement de toutes les langues – pas seulement le français – qui a décliné entre 1990 et 1995, sauf celui de l’espagnol, avec raison d’ailleurs. En fait, l’enseignement du français est stable depuis 50 ans aux États-Unis, contrairement à toutes les autres langues. Mis à part le cas de l’espagnol, plus d’Américains apprennent le français que les cinq autres langues qui suivent sur la liste.

9. Au Canada, le nombre de locuteurs du français n’est pas en déclin. Leur proportion baisse, il est vrai, à cause de l’immigration très forte dans les autres provinces. À l’inverse, environ 10 % des étudiants anglophones sont scolarisés en français, à travers des programmes d’immersion – pour un total d’environ 325 000 jeunes. Le nombre d’élèves francophones qui passent à l’anglais n’est pas en « augmentation marquée », bien au contraire. Les 632 écoles francophones en dehors du Québec donnent un enseignement d’une telle qualité que ces établissements doivent refuser les candidatures de non-francophones qui veulent y être admis.

10. Nous ne remettons pas en cause l’idée que les élites européennes parlent davantage l’anglais comme langue seconde que le français, particulièrement dans l’est du continent. Mais l’anglais occupe une sphère que le français n’a jamais vraiment occupée même au temps où il était « langue universelle » de l’Europe, il y a deux siècles. En effet, le français n’était alors même pas la langue universelle de la France, puisque seulement 25 % des Français parlaient le français. Par ailleurs, il n’était langue universelle des élites européennes alors qu’à peine 5 % de la population savait lire et que des pays comme l’Allemagne ou l’Italie n’existaient pas, pour ainsi dire. Désormais, les 500 millions d’Européens sont instruits, et si 20 % d’entre eux parlent le français, c’est bien plus qu’il n’y en a jamais eu même en pleine gloire du français.

11. Selon M. Girod, une des preuves du refus du français est que le New York Metropolitain Opera a refusé le livret du chanteur canadien Rufus Wainwright parce qu’il refusait de le traduire en anglais. Quand on sait que Rufus Wainwright a été élevé en anglais, cela contredit un peu la thèse avancée! En fait, les artistes francophones n’ayant pas le français pour langue maternelle sont très nombreux, ce qui démontre bien que le français conserve du pouvoir d’attraction. Depuis 25 ans, le cinquième des prix Goncourt a été attribué a des auteurs n’ayant pas le français pour langue maternelle, les deux derniers étant un Afghan et un Américain.

Ajoutons qu’aux États-Unis, le français est la langue de la moitié des films étrangers projetés et de 30 % des livres traduits. Enfin, la moitié des livres traduits aux États-Unis avaient d’abord été découvert par un éditeur français, dont notamment la série Millenium de Stieg Larsson.
Le budget actuel de la Francophonie est en réalité 7 fois le montant de six millions d’euros qu’avance M. Girod. Il faudrait aussi ajouter les budgets similaires de deux autres importantes agences, dont l’Agence universitaire de la Francophonie, déjà mentionnée, et TV5-Monde, qui est la télé internationale la plus largement distribuée après CNN et MTV – et dont le mandat panfrancophone est bien différent de l’autre chaine francophone internationale, France24, qui est strictement française.

12. Le budget de 150 millions d’euros du British Council, tant vanté par M. Girod, soutient mal la comparaison vis-à-vis du milliard d’euros que dépensent les Français à travers leurs programmes très divers de diplomatie culturelle, notamment les Alliances françaises, les Missions laïques françaises, l’Alliance israélite universelle, France 24, Édufrance, et des douzaines d’autres institutions faisant la promotion de la vie culturelle, artistique, intellectuelle et scientifique de la France – et de la francophonie dans une plus large mesure.

13. M. Girod évoque Darwin en conclusion, pour affirmer que la survie du français est en jeu. Et il est vrai que cela se dit beaucoup à Paris par les temps qui courent, comme on y disait jadis qu’on avait que faire de l’Amérique. Les faits sont pourtant là que la langue française se porte très bien, merci.

M. Girod évoque Darwin en conclusion, pour affirmer que la survie du français est en jeu. Et il est vrai que cela se dit beaucoup à Paris par les temps qui courent, comme on y disait jadis qu’on avait que faire de l’Amérique. Les faits sont pourtant là que la langue française se porte très bien, merci.