Chronique de Jean-Benoît Nadeau parue chez MSN Actualités.

Usito

Les Américains ont leur dictionnaire depuis 1828. Les Latino-américains et les Brésiliens ont les leurs depuis le 19e siècle. Il aura fallu attendre 2013 pour que les Québécois fassent de même.

Cela s’appelle Usito, et il s’agit du premier dictionnaire complet du français vu d’Amérique. Lancé en mars 2013, il compte déjà 400 000 abonnés.

Usito n’est ni un dictionnaire du joual (l’argot québécois), ni un cabinet de curiosités orales québécoises, mais un véritable dictionnaire qui décrit en 60 000 mots et 100 000 définitions la réalité de l’usage du français tel qu’il s’écrit en Amérique du Nord.

C’est aussi le seul dictionnaire qui décrit la langue française d’un point de vue non français. « On ne peut plus vivre avec l’illusion qu’il n’y a qu’une seule forme de français. C’est périmé, il faut ouvrir les fenêtres», dit Alain Rey, le père du Robert, qui faisait partie du comité scientifique. «C’est très fort, les mots, dans la représentation que nous avons de nous-mêmes. Une simple liste des canadianismes de bon aloi ne suffit pas. Il faut un dictionnaire général. »

Combien de québécismes dans Usito? C’est mal poser la question, car toutes les définitions sont travaillées pour en ressortir l’usage nord-américain – de la même manière que le Webster est un dictionnaire de l’anglais américain – avec des exemples d’auteurs ou de textes québécois, et aussi des exemples littéraires français.

« Hiver, fleuve, chemin sont des mots universels au français, mais qui ont un sens et un emploi différent en France et au Québec », dit Alain Rey. D’autres mots sont particuliers au Québec. Abri d’auto (abri voiture), inhalothérapie (thérapie respiratoire), truite mouchetée, deux par quatre (colombage), petites créances (un type de tribunal), téléroman (un feuilleton télévisé), poutine (un plat à base de frites), pitoune (grume), traversier (ferry) ou croche (qui n’est pas droit), cela n’existe pas ailleurs en francophonie alors que n’importe quel lecteur de nouvelle de Radio-Canada les emploie couramment.

 

LES MOTS POUR SE DIRE

On ne peut pas reprocher aux Français de faire des dictionnaires pour eux-mêmes, mais on peut s’étonner qu’il ait fallu tant de temps pour que l’on s’avise de faire un dictionnaire adapté au réel d’Amérique du Nord.

«Ce sera un antidote à l’insécurité langagière», dit la professeure Hélène Cajolet-Laganière, de l’Université de Sherbrooke et directrice du projet. «On mesure mal, en France, l’angoisse qu’éprouve un francophone à utiliser des ouvrages de références qui ne décrivent pas sa réalité ou qui la présentent comme secondaire.»

Le hockey est un cas célèbre. Le Robert fait d’abord état du hockey sur gazon (qui ne se pratique presque pas en Amérique). Quant au hockey sur glace, les dictionnaires expliquent que cela se joue avec une crosse et un palet. Sauf que les Québécois frappent la rondelle avec un bâton.

Si vous cherchez Cour suprême dans le Robert, même problème. À cour, il est question de de cour plénière, cour des aides, cour d’assises, cour de cassation, cour des comptes et autre Haute cour de justice de la République – qui ne correspondent strictement à rien en Amérique du Nord. Il faut aller au mot suprême, qui parle d’une Cour suprême « aux États-Unis » — juste avant le suprême de volaille. Pareil pour le merle : le Robert décrit un oiseau au plumage généralement noir alors que les merles d’Amérique ont le plumage généralement roux et gris.

«Ces lacunes ont pour effet de faire douter les locuteurs d’eux-mêmes et de ce qu’ils ont appris», dit Hélène Cajolet-Laganière, qui s’est d’abord distinguée en 1996 en publiant Le Français au bureau, il y a plus de 30 ans.

 

UN PROJET SCIENTIFIQUE

Les linguistes de l’Université de Sherbrooke, à l’origine du projet, ont travaillé plus de 20 ans sur ce projet qui a coûté plus de 10 millions de dollars.

À partir de 15 000 textes journalistiques et scientifiques, ils ont colligé 52 millions de mots qui représentent un échantillon du français écrit en usage au Québec. Ils ont ainsi identifié les 60 000 termes les plus fréquents ou les plus utiles.

L’équipe a ensuite mis dix ans à écrire et réécrire les définitions, ce qui a impliqué plusieurs centaines de collaborateurs en plus de mettre à contribution l’Université Laval pour l’étymologie, l’Université du Québec à Montréal pour la prononciation, l’Union des écrivains du Québec pour les biographies et Le Trésor de la langue française pour les citations littéraires.

Usito traite les éléments de la réalité nord-américaine – les plantes, les animaux, les institutions – de façon presque encyclopédique. Ici, le castor n’est pas un simple « rongeur à large queue plate » : il y en a pour plusieurs lignes. Des infobulles donnent également un portrait de tous les auteurs cités.

Une des particularités d’Usito est de ne pas perdre de vue les usages français. Ceux-ci sont présents, comme cramer (brûler), mais signalés comme tels. La définition de bleuet en tant que fleur est présentée comme un usage français – au Québec, c’est un fruit qui s’apparente à la myrtille.

Les concepteurs d’Usito ont réussi à surmonter plusieurs difficultés qui ont coulé plusieurs tentatives précédentes de dictionnaires. À commencer par le problème des jurons, en particulier religieux. «Le calice ou le ciboire seront définis comme ustensiles d’église, explique Hélène Cajolet-Laganière. Et un sigle renvoie à un article encyclopédique sur les jurons à la québécoise.»

Même traitement pour les anglicismes et les marqueurs discursifs (genre, pis, tu, fa’que, t’sais, ben, cou’don’), qui ne feront pas partie de la nomenclature, mais qui seront décrits parmi l’un des 80 articles encyclopédiques.

«L’équipe d’Usito est un peu timide sur ce point, mais il faut convenir que les Québécois ont un problème de représentation quant à leur identité, et à ce qui est acceptable dans la langue», admet Alain Rey.

 

VERS UN DICTIONNAIRE FRANCOPHONE?

Usito changera-t-il la façon dont on envisage la lexicographie en français.

Le tiers des 400 000 abonnés d’Usito sont en dehors du Québec, ce qui montre qu’il y a beaucoup d’intérêt pour un tel ouvrage et surtout sa méthode.

C’est d’ailleurs pourquoi les chercheurs de l’Université de Sherbrooke travaillent non seulement à une deuxième édition qui intègrerait d’autres fonctionnalités, comme la phonétique audio, mais ils doivent gérer des demandes venant de l’étranger pour un projet de véritable dictionnaire panfrancophone – comme celui que les Hispaniques ont créé depuis 2000.

Après l’Académie française, une Académie francophone? Une affaire à suivre.